« Quand acheter toujours moins cher finit par abîmer la planète » – la tribune d’Elvire Régnier, publié dans l’Opinion le 29 janvier 2024
Pour faire baisser leurs coûts, les entreprises mettent la pression sur leurs fournisseurs, un réflexe qui trouve aujourd’hui ses limites. Mais malgré la prise de conscience au sein des grands groupes, cette comptabilité délétère perdure
« Les problèmes d’aujourd’hui viennent des solutions d’hier ». Cette sentence de Michael Senge, professeur au MIT, concerne tout particulièrement les entreprises qui, asservies à l’obligation du profit immédiat, ont appliqué les mêmes solutions pendant trente ans. Sous pression, une entreprise qui ne peut pas augmenter ses ventes en raison de la concurrence actionne en priorité un levier : la baisse des coûts. Depuis maintenant deux décennies, les directions achats des entreprises ont été mobilisées pour obtenir des fournisseurs – avant la période inflationniste récente – des baisses de prix d’au moins 3 % à 5 % en moyenne. Ces mises en concurrence frontales entre fournisseurs ont permis de dégager pendant les dernières décennies des milliards d’euros d’économie.
Malheureusement, les entreprises n’évaluent ni les conséquences financières de ces pratiques au sein de leurs écosystèmes, ni leur impact environnemental et sociétal. Le transfert de production vers les pays dits « à bas coûts » a fait exploser les émissions de CO2 du transport maritime : + 40 % depuis l’an 2000. Ces délocalisations ont eu également un impactéconomique et social majeur.Outre le fait d’avoir engendré des déserts industriels dans certaines régions, elles ont rendu difficile, voire impossible la capacité de contrôler les modus operandi des fournisseurs : certains ayant recours à des travailleurs sous-payés, mal protégés, ou même au travail illégal ou forcé. Enfin, cette course effrénée aux coûts toujours plus bas s’est faiteégalement au détriment de la protection de notre planète et de la santé des consommateurs. Malgré la prise de conscience deslimites de telles pratiques, cette comptabilité délétère perdure. Le pire étant que les esprits se sont eux-mêmes convaincus que des produits ou services sans impact, ou avec un impact positif sur l’environnement ou la société, devaient obligatoirement coûterplus cher.
Pourtant, lorsque les processus achats intègrent la RSE en amont de leurs obligations, ils délivrent de la valeur pour l’entreprise et ses clients. Une politique d’achats régénératifs , qui vise à restaurer la collaboration entre fournisseurs et clients, doit permettre deréduire les coûts et l’empreinte écologique, au bénéfice du consommateur. Un seul exemple : alors que 1,5 milliard de tubes dedentifrice est utilisé chaque année, le leader mondial de l’hygiène bucco-dentaire a réussi à supprimer la couche d’aluminium mêlée au plastique, favorisant ainsi son recyclage.
L‘exemple de Biscornu est une autre démonstration de la création de valeur à l’envers des standards. Cette « maison de gastronomie inclusive », fondée par Olivier Tran, forme des jeunes adultes handicapés aux métiers de traiteur en utilisant les cuisines de la restauration collective, désertées après le déjeuner, et les produits recalés par les standards de l’industrie alimentaire. Au total : aucun impact environnemental, chasse au gaspi et un avenir donné aux personnes sans parcours scolaire. Si la démarche de Biscornu avait été évaluée à l’aune de la performance financière, jamais l’entreprise n’aurait vu le jour.
Pour prolonger la formule de Michael Senge, il est permis d’espérer que « des problèmes d’aujourd’hui viendront les solutions dedemain ». La RSE ne coûte pas plus cher : il est temps de revoir la mesure de la performance des directions achats, afin que leurs activités contribuent à résoudre les problèmes environnementaux et sociétaux actuels créés par des solutions du passé.